Labuche Kang II, première ascension
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Dans les impressionnantes et interminables vallées du versant sud de la chaîne himalayenne, la route est régulièrement coupée par des glissements de terrain ou d'énormes avalanches, particulièrement fréquentes au printemps. Nous avons passé quatre jours à Zhangmu, un village tibétain proche de la frontière népalaise, à attendre que la route soit dégagée

La route transhimalayenne qui relie Katmandou et Lhassa franchit un col élevé, le Lalung La, 5050 m, d'où nous découvrons pour la première fois "notre" Labuche Kang II (silhouette pyramidale à l'horizon, au milieu de l'image). Imaginé, rêvé, puis objet de notre préparation et de nos démarches, ce sommet nous séduit et sa vue provoque notre enthousiasme, tandis qu'un fort vent glacial nous accueille sur ces hauteurs, annonçant les rudes conditions climatiques du versant nord de l'Himalaya.

Après avoir franchi la chaîne himalayenne, nous découvrons, au nord, les hauts plateaux tibétains. Bien que la couleur de ces hautes terres soit généralement monotone, le jeu combiné des nuages, du vent, du sable et du soleil, dans une atmosphère d'air sec et raréfié, crée une lumière et des teintes surprenantes. Nous sommes sous le charme de cet immense paysage et découvrons les réelles dimensions de ce territoire.

Langgolo, fin de la route carrossable. Les choses sérieuses commencent: 41 tonneaux, 18 cartons, 36 paquets de gaz, 10 sacs marins, 9 bidons de kérosène, 6 tentes personnelles, 1 tente de cuisine, 1 tente mess, 15 sacs de nourriture pour le camp de base, soit 2,5 tonnes de matériel… alors, on commence par quoi?

Langgolo, petit village de 700 habitants qui vit pratiquement en autarcie, à un rythme immuable depuis des siècles. On y cultive de l'orge et un peu de lentilles. Les villageois nous accueillent de façon intéressée: c'est la troisième fois dans leur histoire que débarquent de "riches" étrangers pour gravir leurs montagnes.

Charger nos tonneaux et nos cartons sur les yacks requiert une grande habileté et un savoir-faire considérable. Les conducteurs doivent aussi faire preuve de persévérance pour répéter l'opération en chemin, quand les yacks perdent leur docilité et envoient leurs charges à plusieurs mètres.

Un yack transporte, selon la saison, entre 40 et 60 kg. Il est une des seules richesses que les Tibétains possèdent. Sa peau et sa laine sont utilisées pour fabriquer des habits, ses bouses pour chauffer les maisons, alors que son lait et sa viande servent d'aliments. Vivant à une altitude comprise entre 3500 et plus de 5000 mètres, le yack est économique et se nourrit de presque rien, se contentant parfois de lichens.

21 km  et une dure journée de marche pour atteindre le haut de la vallée et y établir le camp de base. Le rythme des 27 yacks est excellent. Leurs neuf conducteurs les dirigent à distance par des sifflements, des cris ou en leur jetant de petits cailloux.

Le camp de base, à 5300 m. Il abritera les dix alpinistes, leur cuisinier et son jeune aide tibétain pendant 5 semaines. Le froid souvent, la neige parfois et le vent tout le temps font de cet endroit un lieu austère, aux conditions difficiles. Il sera cependant le campement le plus confortable et le plus luxueux de toute l'expédition.

Il faut remonter le lac Lama pour atteindre le camp 1. La glace qui le recouvre au printemps nous permet de le parcourir sur toute sa longueur d'un seul trait de 7 km. L'expédition de 1987, venue en automne, n'avait trouvé que quelque plaques de glace flottante et avait dû suivre sa longue rive escarpée.

Une épaisseur de glace de quelque 80 cm et le froid intense assurent largement la solidité nécessaire pour supporter ce pied qui pèse souvent plus de 100 kg. Mais le soleil du mois de mai réchauffe la surface et le lac fait alors entendre des craquements inquiétants.

Au bout du lac, une impressionnante chute de séracs, haute de 400 m, ferme la vallée. Nous savions que l'expédition sino-japonaise de 1987 avait trouvé un passage vers le glacier supérieur, par la droite. Tout naturellement, nous prenons le même itinéraire qui, au gré des allées et venues, devient un parcours familier.

Le camp 1, 5750 m, offre une vue magnifique sur le versant nord du Labuche Kang II. Par où allons-nous gravir cette montagne? Par le col W, très exposé aux vents et dont nous ne connaissons rien? Par l'arête N, qui a l'air très belle mais qui passe par un avant-sommet? Ou alors par le col E, que nous avions repéré sur les photos lors de notre préparation?

Une corde bien tendue entre trois ou quatre alpinistes est gage de sécurité sur le glacier dont les crevasses sont rendues invisibles par la neige. Chaque jour, nous devons refaire la trace; la marche est pénible; il faut 7 heures pour parcourir les 8 km de glacier sur un dénivelé de 600 m… Vivement le camp 2 et le repos!
Loin de toute forme de vie, perdu dans l'immense royaume des neiges, de la glace et du vent, voici notre refuge. Dans cet îlot, l'activité principale consiste à faire fondre de la neige. Près d'une heure est nécessaire pour obtenir un litre d'eau. Lorsqu'on sait qu'à ces altitudes il faut boire quotidiennement entre 3 et 5 litres de liquide par personne, on comprend que les journées finissent tard. Quant à la nourriture chaude d'altitude, elle est exclusivement lyophilisée et sa préparation ne demande que de l'eau bouillante et quelques minutes de patience.

Au départ du camp 2, une équipe fait sa trace vers l'arête E sommitale. L'itinéraire traverse une rimaye problématique, puis évite par la droite une zone exposée à des séracs menaçants, pour finalement emprunter une ligne assez sûre qui conduit directement au sommet principal.

Avec les interruptions dues au mauvais temps, il faut une semaine aux ouvreurs pour équiper la montagne de broches à glace et de cordes fixes sur 700 m. Au-dessous, d'autres cordées amènent ce matériel ainsi que le gaz et la nourriture nécessaires pour vivre dans les camps d'altitude. Il s'agit véritablement d'un travail d'équipe dans lequel chacun a besoin de l'autre.

L'arête se redresse. Fixée à de solides ancrages, la corde permet aux alpinistes de progresser dans une pente qui dans l'ensemble est de l'ordre de 55 degrés. Elle offre la sécurité et une aide efficace pour se tirer vers le haut au moyen de poignées autobloquantes.

Alors que nous nous élevons peu à peu, nous découvrons le coeur même de la chaîne himalayenne et ses nombreux sommets connus ou inconnus. Reliant le Cho Oyu au Menlungtse, la ligne d'horizon visible au sud constitue la crête himalayenne et la frontière entre Tibet et Népal. Progressivement, notre champ de vision s'élargit à l'ensemble du massif.
Vers 6900 m, la voie traverse un couloir très raide, en forme d'entonnoir. La vue plongeante sur le camp 2 nous indique que nous avons pris de la hauteur et il est vrai que l'altitude commence à se faire sentir. Chaque pas, chaque mètre nous coûte: la respiration est plus soutenue et le rythme cardiaque plus élevé.
- Dom appelle le camp de base, à vous.
- Ici camp de base, nous te recevons.
- Au-dessus de nous, il n'y a plus que le ciel.
- Super… bravôôô!
L'arrivée au sommet est un moment privilégié où la joie efface les difficultés, les souffrances, les doutes, et où chacun se réjouit pour l'autre.
Sans nom sur les cartes que nous avons consultées, le sommet 7072 m du massif mérite bien de sortir de l'anonymat. Nous avons pris l'habitude de l'appeler Labuche Kang II, car il est le deuxième sommet important du massif à avoir été gravi. D'autres sommets voisins attendent encore leurs premiers visiteurs.
Les dix membres de l'expédition sont heureux d'avoir tous atteint le sommet. Ils ont vécu une aventure inoubliable. De gauche à droite, Doris Lüscher, André Geiser, Dominique Gouzi, Thierry Bionda, Simon Perritaz, Heinz Hügli, Christian Meillard, André Müller, Carole Milz, Pierre Robert.
Le massif du Labuche Kang vu du sud, depuis l'avion qui nous ramène de Lhassa à Katmandou. On reconnaît, au centre, la silhouette élancée du Labuche Kang II, gravi par notre expédition; à sa gauche, le sommet 6952 m, encore vierge; à sa droite, le Labuche Kang I, 7367 m, point culminant du massif, gravi par l'expédition sino-japonaise de 1987.

© Heinz.Hügli 26.03.2002